Le Comptoir Philanthropique de Macédoine
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Quand le stagiaire grec eut terminé ses études de philanthropie, il se présenta chez mon père et requit sa bénédiction. Une grande fête fut organisée pour commémorer dignement l’événement. Le stagiaire grec avait servi au Comptoir Philanthropique du Levant cinq années durant : d’abord une année complète, puis, pendant les quatre autres, il y passa l’ensemble de ses nuits, consacrant ses journées aux cours théoriques de la Faculté de Philanthropie.
Les passants attardés pouvaient ainsi contempler, de la rue, la lumière de sa lampe d’étudiant, illuminant tour à tour les fenêtres des différents bureaux du Comptoir, sis au deuxième étage de l’immeuble. La Cité pouvait s’endormir tranquille : grâce au stagiaire grec, le Comptoir Philanthropique du Levant veillait sur ses angoisses. C’est à cette occasion que le premier numéro vert avait été inventé, grâce auquel, du fait du don d’ubiquité qu’il avait reçu en apanage, le stagiaire grec dispensait son écoute consolatrice à l’énoncé des maux de nos insomniaques les plus rebelles.
Un fil invisible se nouait à cette occasion entre l’oreille du stagiaire et la bouche enfiévrée de ses interlocuteurs, fil sur lequel voyageaient les philtres apaisants fournis par le Comptoir, et que le stagiaire allait chercher, selon le mal qu’il avait décelé chez son interlocuteur, sur les étagères de l’un ou l’autre bureau où ils étaient conservés. D’où ses allées et venues incessantes, durant la nuit, retracées par les arabesques de sa lampe, guettée par les passants attardés. Peu à peu, la ville, saoulée des magiques effluves tissant leur toile nocturne de maison en maison, quittait ses transes et s’abîmait en un sommeil délicieux où, rendus à notre innocence, nous explorions en souriant le labyrinthe de nos secrets désirs.
On comprend donc que mon père, à, l’occasion de l’événement, eût eu à cœur de récompenser sa vaillante sentinelle. Rien n’était ménagé pour que la fête, par son éclat, et à laquelle était ponctuellement convié l’ambassadeur de Grèce, fût l’occasion d’un hommage éclatant rendu à notre vigie, tel que son écho ne pût manquer d’être projeté jusqu’aux plus lointaines contrées de l’Hellade, de manière à donner au Comptoir Philanthropique du Levant la certitude, dès la prochaine rentrée, d’un remplaçant à notre vaillant hoplite. Au cours des agapes qui s’ensuivaient, mon père, qui ne perdait pas le sens des réalités, veillait à soigneusement enivrer l’heureux lauréat et, immanquablement, après une nuit de folles agapes, ce dernier, à son réveil, se découvrait avoir signé un contrat par lequel il s’engageait, de retour dans sa patrie, à créer une nouvelle filiale à nos activités. C’est ainsi que virent le jour, successivement et en fonction des origines géographiques des différents stagiaires, les Comptoirs Philanthropiques de l’Attique, de Crète et du Péloponèse.
Mon condisciple étant natif, lui, de Salonique, il lui échut de créer le Comptoir Philanthropique de Macédoine. Et c’est donc de Macédoine que nous parvinrent, cinq mois plus tard, d’inquiétantes nouvelles. Le stagiaire grec - que je continuerai d’appeler de ce nom familier, quoiqu’il fût investi aujourd’hui de la fonction redoutable de Directeur -, le stagiaire grec disais-je, nous faisait savoir le mal qu’il éprouvait à dispenser ses bienfaits gratuits à une population commerçante, solidement attachée à ses traditions mercantiles. Mais, poursuivait-il, loin de perdre courage et fort de la pugnacité gravée chez lui par les innombrables tournées de colportage dans nos montagnes hostiles pendant lesquelles il avait servi d’efficace second à mon père, fort de la dureté à l’effort acquise au cours de tant de marathons courus dans notre Cité pour la plus grande gloire du Comptoir Philanthropique du Levant, ne désespérant pas d’entreprendre, il estimait, fort logiquement, n’avoir point besoin de réussir pour persévérer. Aussi, sollicitait-il de mon père, pour terminer, qu’il lui prêtât, si ce n’était pas trop demander, le concours de mon oncle.
A l’énoncé de cette requête, mon père ne laissa pas d’être surpris. Que diable le Comptoir Philanthropique de Macédoine pouvait-il espérer tirer de ce pauvre diable, alors que le stagiaire grec lui-même, que mon père mettait bien plus haut dans son estime que son propre frère – quoiqu’il ne le proclamât point à trop haute voix -, s’était brisé les dents à l’obstacle ?
Nul doute, en effet : mon oncle était un homme falot, de petite taille, toujours engoncé dans une redingote délavée qui ne le quittait pas, incapable de parler d’autre chose que bilans, créances, dettes, amortissements et autres provisions. Le plus étrange, naturellement, était de l’observer, tenant la comptabilité du Comptoir Philanthropique du Levant, dans un petit bureau sombre. Mon père l’attachait à sa lourde machine à calculer, par une chaîne solide, faite de maillons trempés du meilleur acier, confectionnée par le dentiste du premier étage de l’immeuble qui abritait le Comptoir. Ce dentiste avait débuté dans la vie comme forgeron. Mon père attachait mon oncle tous les matins et ne le libérait qu’à la nuit tombée.
Cet oncle était un homme fort pieux. Dans sa jeunesse, il ne sortait guère de chez lui, où il psalmodiait, dans le noir, les saintes écritures, que pour aller à la synagogue et en revenir. Une fois par an, hommage exceptionnel rendu à sa piété, les docteurs de la loi venaient l’extraire de son antre et le conduisaient sur le parvis de l’hôtel de ville, où un autel avait été dressé, pour servir de lit à un jeune Isaac. Mon oncle tenait, évidemment, dans cette cérémonie commémorative, le rôle d’Abraham, cependant que mille haut-parleurs, tenant celui de la voix divine, lui donnaient au dernier moment, l’ordre espéré par la foule hypnotisée, de la grâce attendue.
Mais cette époque était bien révolue. Un événement d’immense portée était survenu, qui avait bouleversé l’ordre naturel des choses. Mon oncle, tenté par le serpent, éprouvé par Dieu, avait commis un crime, en attentant à la vertu de sa belle-sœur, ma mère. Le malheureux s’était alors adressé à celui-là même qu’il avait mortellement offensé, pour lui demander de le préserver à tout jamais du péché : au cours d’une scène, gravée, depuis, en lettres de feu dans ma mémoire épouvantée, et dont j’avais été l’occulte témoin, abasourdi, pétrifié, il avait sollicité mon père, à genoux, d’être par lui, tous les jours attaché ! Ainsi, par charité, et en signe d’irréfutable pardon, mon père en avait fait son comptable, enchaîné à jamais à sa machine à calculer, dont il tournait la manivelle avec ardeur, tel un bonze son moulin à prières.
Avec le recul du temps, et mieux averti de la perversité de mon père, je me suis interrogé sur les tenants et aboutissants de cette triste aventure. Enquêtant dans l’ancienne correspondance échangée entre des agences d’intérim et mon père, j’ai su que ce dernier avait longtemps recherché, en vain, un comptable qui lui fût dévoué. La gratuité absolue des services et produits fournis par le Comptoir Philanthropique du Levant exigeait, en effet, sa contrepartie, dans la tenue d’une comptabilité, dont la rigueur se devait d’être située à une hauteur d’autant plus élevée, que les bienfaits dispensés l’étaient avec davantage de générosité. Où, ailleurs que dans sa parenté proche, trouver le comptable parfait, pour tenir pareil emploi ?
C’est donc tout naturellement et suite aux leçons de géométrie prises de la bouche même de mon père, leçons assimilées seulement quelque cinquante années plus tard, au moment où je trace ces lignes hésitantes, que je m’interroge sur le spectacle traumatisant dont mon adolescence fut, en son temps, le témoin épouvanté. Cette scène criminelle, où je revois encore, sous un auvent, mon oncle tendrement penché sur ma mère, n’aurait-elle été que la figure fausse, fabriquée pour m’induire en erreur, le raisonnement géométrique qui eût dû en découler - exact pour sa part par définition -, étant non pas cet adultère suggéré, mais le piège diabolique dans lequel mon oncle avait été enfermé ? Si donc, mon père et ma mère avaient été d’accord, pour construire en commun cette mise en scène ?
En toute chose, il importe de considérer le résultat. Oui ou non mon père était-il dans la nécessité de s’attacher les services de mon oncle ? Oui ou non, désormais, mon oncle était-il réduit à l’état d’esclave, correspondant à cette exigence ? Oui, aux deux questions, telle était la réponse. Et repassant dans ma mémoire embrumée les rares fois où j’ai vu ma mère, au bras de mon père, traverser les bureaux du Comptoir Philanthropique du Levant, je comprends avec quelle force j’ai refoulé, au cours de ces années, la lumière aveuglante qui blessait par trop mon regard : non, quand elle passait, impassible, au large du pauvre hère enchaîné, ce n’était pas un signe d’impuissance, de douleur, de compassion, qui filtrait à travers ses cils abaissés, mais bien, hélas, l’aveu d’une indifférence teintée de mépris.
Et c’était cet homme faible, dupé, dépourvu de toute ressource, que réclamait le stagiaire grec ? Mon père était à bon droit surpris que le choix de ce dernier se fût fixé sur un si mince personnage, et ennuyé à la perspective de se trouver privé de son comptable enchaîné. Mais pouvait-il refuser son aide au stagiaire grec, l’homme qui fut, cinq années durant, son collaborateur le plus fidèle, le plus intelligent, le plus efficace, l’acteur incomparable de tant de marathons enfiévrés, le démarcheur amoureux et persuasif d’innombrables clientes, égrenées dans nos lointaines montagnes ?
C’est ainsi que, par une belle journée d’Octobre, nous prîmes la mer, mon oncle et moi, à destination de Salonique, à bord de l’Achilleus. Mon père avait décidé que je serais de l’expédition. Il souhaitait munir mon oncle d’un garde du corps, qui lui fût dévoué. Il était curieux, tout autant, du récit qu’il attendait à mon retour, des embûches inconnues qui semblaient s’être dressées sur le chemin de notre ambassadeur en Hellade.
La traversée se passa sans encombre, sauf que mon oncle, enivré de cette liberté recouvrée après tant d’années de captivité, eut quelque mal à conserver ses esprits. Ses penchants mystiques eurent sans peine raison de son fragile équilibre. Ivre des embruns reçus, alors qu’il se tenait rivé des deux mains au bastingage dressé sur la proue, penché sur l’écume qui défilait à nos pieds, blanche de fureur, je l’entendais, avec stupéfaction, murmurer sous les paquets de mer qui le trempaient, les paroles de Jean le Baptiste pour, un instant plus tard, le voir prosterné en prières sur le pont, tourné vers la Mecque. De là, il bondissait, se retournant pour se frapper le front contre le mur du salon des premières, tentant par force d’introduire, dans la fente des croisées, de petits papiers griffés de caractères hébraïques. A l’aide de deux vigoureux matelots que j’appelai en renfort, je maîtrisai le syncrétiste en délire et l’enfermai dans sa cabine où, la nuit bercée d’un apaisant roulis, vint à bout de son ardeur.
De mon côté, j’allai me remettre de mes émotions à la table du capitaine, qui s’était pris de compassion pour mon sort d’ange gardien de mon oncle. Après force verres d’Ouzo, le brave homme en vint à considérer que j’avais, dans le gouvernement de mon oncle, les mêmes soucis qu’il éprouvait dans la conduite de son propre navire. Il m’expliqua combien il trouvait de réconfort, dans ses traversées, dans le soutien fidèle que lui amenait sa compagne, toujours présente à ses côtés. Pour m’en convaincre, il la requit galamment de m’en faire la démonstration. Sur ce, il nous souhaita bonne nuit et se retira.
Mais si jeune fussé-je, la mésaventure survenue à mon oncle m’avait instruit des manœuvres coupables des adultes. Mes premiers pas sur le bateau m’avaient déjà conduit du côté de la salle des machines, où j’avais pu discerner de jeunes mousses enchaînés à leur pelle à charbon, enfouissant sans relâche le noir combustible dans la gueule d’insatiables chaudières. Je ne tombai donc pas dans le piège tendu par mon ami, le capitaine, saluai respectueusement son égérie, un brin dépitée, me sembla-t-il, et pris à mon tour congé de la compagnie.
Quarante huit heures plus tard, à notre arrivée à Salonique, le capitaine nous fit ses adieux : accoté à la rambarde et, sous la chaleur de ses effusions, la nuance de respect mêlée de regret qu’il mit dans ses adieux m’alla droit au cœur. Depuis mon jeune âge, je n’ai, en effet, appris que de sympathiques crapules de son espèce.
Notre ami vint nous prendre sur le port. Il avait loué une confortable calèche, attelée de quatre vigoureux petits chevaux natifs des montagnes de son pays. Nous eûmes largement le loisir, au cours des cinq heures que dura la visite qu’il nous fit faire de l’antique Thessalonique, de la Tour Blanche à l’Acropole, en passant par Sainte-Sophie, Saint-Georges et Saint-Démètre, d’évoquer les obstacles qui obéraient l’œuvre civilisatrice du Comptoir Philanthropique de Macédoine.
La situation était dramatique. C’est l’hygiène qui en était la cause. Il fallait nous figurer, nous informa le stagiaire grec, qu’il avait dû constater, avec horreur, l’absence de toute baignoire dans la ville. Non qu’il n’y eût de salles d’eau : tous les appartements étaient munis de douches. Mais pas de baignoires, pas de baignoires ! Or, sans baignoire, les points noirs se multipliaient sur la peau, privée qu’elle était du bienfaisant ramollissement occasionné par un trempage conséquent, ramollissement que ne procure d’aucune façon l’eau ruisselant superficiellement de la pomme d’une vulgaire douche.
Le stagiaire grec avait effectué des recherches approfondies sur les causes de cette étonnante et unanime carence. Après de coûteuses enquêtes de motivations, demeurées sans résultat, une collaboration approfondie, quoique discrète, avec des spécialistes renommés de l’inconscient, lui avait permis de mettre la main sur ce qu’il croyait être la source du phénomène : il fallait la chercher dans les origines mythiques de la nation. Depuis qu’Egisthe et Clytemnestre s’étaient débarrassés d’Agamamnon, piégé dans son bain, les Grecs refusaient l’usage de la baignoire. Et, pour preuve de l’attachement du peuple au roi défunt, le sacrifice d’Iphigénie continuait tous les ans d’être perpétré !
Décrire l’horreur incommensurable qui me saisit au récit de cette incroyable férocité m’est impossible ! Quoi, ce peuple sublime, dont la poésie avait bercé mes premiers pas, dont l’alphabet hiéroglyphique parsemait les leçons de mon algèbre enfantine, ce peuple se complaisait dans de pareils crimes, bons à d’incultes Wisigoths ?
Je saisis alors le dessein de mon astucieux ami et pourquoi il avait sollicité de mon père qu’il lui expédiât mon oncle. Il s’était souvenu de la fonction première de ce dernier, avant qu’il ne fût réduit aux galères de son bureau. Oui, la solution était bien dans la transposition de la grâce accordée à Isaac.
Et c’est ainsi que le Comptoir Philanthropique de Macédoine, ayant annoncé qu’il prendrait à sa charge les dépenses occasionnées par le prochain sacrifice d’Iphigénie, il proposa et fit accepter la candidature de mon oncle, en tant qu’officiant. Il me fut ainsi donné d’assister à ce spectacle inouï : mon oncle, brandissant son glaive au-dessus du corps d’une malheureuse et pantelante jeune fille - après que la procession eût déroulé son cours sur les remparts et fût parvenue de la Porte d’Anne Paléologue aux quais du port, reproduisant pour la circonstance l’embarcadère d’Aulis -, mais alors, au scandale de milliers de fanatiques rassemblés, la voix tonnante d’Artemis ordonnant au sacrificateur de surseoir à l’exécution.
Je n’avais jamais et je n’ai jamais plus, depuis, eu l’occasion d’être témoin d’une révolution, car c’en fut une. Partisans de l’ordre ancien, partisans du renouveau s’affrontaient, à l’arme blanche, dans un déferlement de haines inédites. Quoi, mon ami voulait récrire Eschyle, Sophocle et Euripide ? C’en était trop ! Et pourtant, ce fut. L’ordre nouveau triompha dans ce combat, que j’avais passé sagement sous l’autel, fort occupé à réconforter de tendres caresses l’Iphigénie rescapée, pour une fois, et qui ne manqua pas de me témoigner une reconnaissance appuyée et peut-être pas tout à fait méritée, en ce qui me concerne, qui n’avais pris grande part à l’action, mais que je reçus dignement, néanmoins, au nom de tous mes camarades.
Demeuré maître des lieux, le stagiaire grec, dans une harangue à ses concitoyens qui marqua le premier pas de son ascension à la magistrature suprême de la cité, à laquelle il devait accéder peu après ces événements, fit valoir que, Iphigénie étant désormais épargnée, il n’était plus utile à Clytemnestre de la venger en assassinant son époux dans son bain. La conséquence en était aveuglante : la baignoire devait reconquérir droit de cité à Salonique.
Peu de temps après cette épopée, je rentrai chez nous. Le stagiaire grec avait intercédé auprès de mon père pour que, pour l’amour de lui, il fît grâce à mon oncle et lui permît de demeurer à Salonique, pour l’aider à parfaire l’évangélisation de ses barbares concitoyens. Mais mon père ne voulut jamais rien entendre. La clémence d’Auguste ne faisait pas partie de sa culture d’Oriental.
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