Rendre visible le soin : du fil et des aiguilles pour soigner et se soigner - Cordel N°71

lundi 30 novembre 2020
par  Elisabeth Arrighi, Rochelle Moricet-Monnier
popularité : 11%

Comment rendre visible le soin ? Comment mieux le comprendre ?
Et si soigner et se soigner, c’était un peu comme tisser, tricoter, raccommoder, broder ?

Tisser, fabriquer une enveloppe, jouer sur les trames du tissu
Quand on tisse, on joue sur les deux fils du métier à tisser, les fils verticaux et le fil horizontal de la navette. Ce sont les deux fils qui font la trame du tissu. On peut dire, comme Philippe Réfabert que c’est pareil pour la vie et le soin. L’être humain se construit dans une alternance de positif et de négatif qui peut être donné par sa mère ou un parent. C’est comme un système de pôles entre le jour et la nuit, le oui et le non, la continuité et la discontinuité. Quand la mère ou le parent va bien, n’a pas la tête ailleurs, alors le bras qui berce est ajusté à soi et à l’enfant, dans un rythme paisible de continuité et de discontinuité.
Le métier à tisser représente tout ce qui se construit au moins à deux : pour faire un tissu, une enveloppe qui protège, c’est mieux de savoir qu’on peut compter sur un.e autre.
Dans la construction du petit enfant, la surface du corps, de la peau est importante, c’est l’idée du « Moi-Peau » dont parle Didier Anzieu. Cette enveloppe est à la fois un espace de protection mais aussi de communication. Il peut s’y produire des déchirures, des traumatismes qu’il faudra bien tenter de raccommoder.

Tricoter pour dire le lien
Les deux fils de laine que l’on tricote pour quelqu’un, ce n’est pas seulement pour la chaleur, c’est aussi pour témoigner du lien, de l’attention, du souci de l’autre, du désir de le protéger du froid et des difficultés de la vie. On tricote aussi pour soi, pour retrouver le fil de sa vie, pour revivre et imaginer des combats et des réconciliations.

Raccommoder pour assumer son agressivité, sa destructivité et son besoin de réparation
Face aux difficultés de la vie, aux traumas, chacun essaie de faire au mieux pour se réparer. On invente des stratégies de survie, des rafistolages, des ravaudages, des raccommodages plus ou moins réussis. Certains symptômes comme, par exemple, les empêchements, les phobies, les crises d’angoisse servent de rafistolages en tentant de camoufler les traumas. Mais ce rafistolage ne suffit pas toujours et on peut avoir besoin de demander de l’aide à quelqu’un.
Le raccommodage met en scène, certes la réparation, mais aussi en souterrain quelque chose qui concerne la sexualité et la violence. Avec son mouvement de va-et-vient, l’aiguille, qui est un objet un peu masculin qui perce, peut être vu comme une arme. Donald Winnicott parle de cette destructivité. « Quelqu’un qui raccommode, c’est quelqu’un qui est en train de donner à son moi une force qui lui permet de supporter sa destructivité naturelle. Imaginer que vous empêchez le raccommodage, la personne perdra de plus en plus la capacité d’assumer la responsabilité de ses désirs destructeurs. »
Se réparer suppose plusieurs mouvements : reconnaître sa propre destructivité, voir et identifier le trauma et trouver quelqu’un avec qui ressentir et traverser les anciennes émotions et sensations. Comme le dit Anne Dufourmantelle, « pour approcher, voire guérir d’un trauma, il faut pouvoir aller jusque là, où le corps a été atteint. Il faut coudre une deuxième peau sur la brûlure de l’évènement, fabriquer une enveloppe protectrice sans quoi aucune délivrance n’est possible, et le trauma fera hantise dans la vie de l’individu. La douceur est une des conditions de cette reconstruction ». Philippe Réfabert évoque lui aussi avec ses mots, les ravaudages, les différentes étapes du travail psychique pendant la cure de l’analyse

Broder comme espace de création et de revendication
La broderie est paradoxale, à la fois passe-temps considéré comme modeste et aussi occasion de montrer de réels talents créatifs. Les femmes ont tissé, brodé depuis très longtemps, sans être reconnues, invisibilisées à la fois à l’intérieur du foyer, mais aussi à l’extérieur. Il ne venait, ni à la société ni même aux psychanalystes de penser pouvoir tenir compte de ce type de travaux. Cette question politique du statut des femmes, et de leur invisibilisation concerne tous les soignants et notamment les analystes car cela est un traumatisme social, au même titre que l’exil, les injustices, les guerres. 
Aujourd’hui, davantage de psychanalystes mettent en avant le ressort précieux de la créativité, notamment au travers des médiations thérapeutiques comme le modelage, la peinture etc. Pour débusquer les traumas et pour exprimer la sortie du trauma, là où le sujet n’est plus figé dans ses sensations négatives.
Des patient.es en psychiatrie, des artistes reconnu.es ont brodé leurs œuvres pour exister (et peut-être se soigner) à partir de leurs propres vécus, ou pour mettre en scène des problématiques sociétales et politiques.
La broderie a aussi été utilisée par des groupes, des mouvements qui portent des revendications (homosexuels morts par milliers dans l’épidémie de sida, proches des militant.es assassiné.es lors des dictatures d’Amérique latine…) pour rendre hommage aux disparu.es et rendre visibles des luttes politiques.

A l’écoute de celles et ceux qui tissent, raccommodent, tricotent et brodent
Nous, les soignant.es, les aidant.es, professionnel.les ou non, les soigné.es, avons beaucoup à apprendre en regardant celles et ceux qui tissent, cousent, raccommodent, tricotent, et brodent. Cette attention patiente, aux allures modestes, c’est un peu la même que celle qui fonde le soin en général et notamment le soin psychique, dans son double mouvement de réparation et de création.

« Coudre une deuxième peau sur la brûlure de l’événement »
Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur

« Je tisse et tissant, je me fais ».
César Vallejo, poète péruvien

« Maman n’a jamais su écrire qu’à l’aiguille.
Chaque ouvrage de sa main portait
un mot d’amour inscrit dans l’épaisseur du tissu. »
Carole Martinez, Le Cœur cousu

« Deux n’est pas le double mais le contraire de un, de sa solitude. 
Deux est alliance, fil double qui n’est pas cassé » 
Erri De Luca, Le Contraire de un

« Parfois, elle faisait, à la cantonade, quelque confidence pensive
touchant son travail. Elle disait : “Je vais bâtir”. Je savais bien
qu’elle allait prendre une aiguillée de fil et coudre à grands points.
J’avais toutefois le temps d’imaginer qu’elle pouvait, par magie,
faire surgir de la table des murailles, des palais, des tours. »
Georges Duhamel, Chronique des Pasquier

Les deux temps du raccommodage dans la psychanalyse
Certains analystes proposent une lecture de ce processus de soin. Pour eux, il y aurait deux temps pour le raccommodage : celui de l’explicitation du trauma et celui de ce qui se joue concrètement, affectivement, entre l’analysant et le thérapeute.
« Je proposerai ici de considérer la cure psychanalytique sous l’angle du témoignage. Quand l’enfant se heurte au refus conjoint de ses parents pour prendre leur part de responsabilité dans ce qui affecte leur enfant, celui-ci avale sa douleur, sauve les meubles et se donne un nouveau sujet, un sujet prothétique.
L’analyste tient en perspective le projet de l’analysant de revenir sur cet instant catastrophique où il a changé de sujet.
Le ravaudage de la trame symbolique du discours (c’est-à-dire la mise à jour des mensonges et occultations passées, ndlr) éveille chez l’analysant la possibilité de revenir sur cette catastrophe qui a vu un sujet prothétique se cristalliser où le sujet renonce à sa colère, renonce à dire sa souffrance, comme si de rien n’était. Ce ravaudage (cette mise à jour des traumas) dispose l’âme de l’analysant, le témoin qui est en lui, à sortir de sa stupéfaction.
Mais ce n’est qu’un préalable. L’essentiel n’est pas là, mais dans ce qui se joue entre l’analysant et l’analyste. Car un sujet prothétique ne peut se risquer à perdre ses marques sans avoir des assurances charnelles, des assurances qu’il ne peut trouver que dans l’expérience vécue avec l’analyste, dans le transfert. Pour se laisser aller à tenter de mettre en cause la prothèse qui lui a tant coûté, qui lui coûte si cher, mais grâce à laquelle il a trouvé des appuis jusque-là, l’analysant doit sentir que l’analyste paie ou a payé de sa personne. »
Philippe Réfabert
Comme si de rien, Témoignage et psychanalyse

Des histoires et des mondes (paroles d’une analysante)
« Coudre, rapiécer, faufiler ou bâtir, manier tambour, dé, ciseaux, aiguilles, fil et mètre de couturière...
Peut-être ces mots évoquent-ils d’abord un monde discret, effacé, et des images surannées de femmes du temps jadis : Pénélope en mal d’Ulysse, fille à marier apposant ses initiales sur les draps nuptiaux qu’elle partagera peut-être un jour avec le parti qu’on lui aura choisi, ou petite main de la haute couture…
Pourtant, dans son humble silence et la répétition patiente de ses trajets, l’aiguille plonge dans l’épaisseur du temps, rencontre la toile, invente des histoires et des mondes, ouvre les voies de la méditation, ressuscite des lieux oubliés, épouse le souffle et les battements du cœur, relie les coulisses de l’inconscient aux aspirations de l’esprit, enfin raccommode la vie, l’existence et le rêve.
Alors, dans la plénitude du geste sûr et généreux, jaillit la couleur, palpite la forme, renaissent les voix étouffées et surgit une chair nouvelle qui réajuste les bords abîmés de l’ancienne crevasse. 
Le corps sec et lisse de l’aiguille, charriant un fil souple, à peine plus épais et en amont, les méandres fertiles de l’intime, produit des richesses inversement proportionnelles à son épure et propose un ordre par lequel adviennent l’architecture du soin et sa sublimation : chaque point est une semence, le tissage un récit, la broderie un ornement. »
Sylvie Bourgougnon, enseignante et artiste

|Cordel écrit par Elisabeth Maurel-Arrighi et Rochelle Monnier–Moricet en accès libre, en lien avec la vidéo « Psychanalyse et marionnettes » épisode 31, Novembre 2020,
Cordel n°71 www.outilsdusoin.fr Collectif Outils du soin|

Cordel 71
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