Le déménagement

lundi 6 juillet 2015
par  Lucien Farhi
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Toutes les années bissextiles, à la date fatidique du 29 Février, la Cité entière s’apprêtait à déménager. Mon père, en tant que propriétaire du Comptoir Philanthropique du Levant, présidait, comme il se doit, à cette opération complexe qui se déroulait sur trois semaines, pour s’achever au premier jour du printemps.

La Cité commémorait sa propre genèse à travers ce déménagement, vivant ainsi une renaissance mystique, la résurrection des cendres, des âmes et des corps. A cette occasion, les amitiés distendues renouaient leurs cheveux d’ange, la trompette sacrée réveillait les amours assoupies. Les haines vivaces retrouvaient une nouvelle jeunesse à la perspective de voir à nouveau les chairs s’entre-déchirer dans des ruisseaux de sang revivifié d’un rouge aux odeurs de carnages nouveaux.

De longue date, mon père avait compris que sa fonction philanthropique ne pouvait se borner à la réparation, fût elle désintéressée, des âmes blessées et autres maux de l’esprit et, par voie de conséquence, du corps, bref, tout ce qui pouvait faire l’ordinaire d’une quelconque population attachée à la glèbe de ses triviales misères.

Non, la cause de notre Cité était digne de soins plus subtils, produits du talent, du génie, de la compassion, avec lesquels se devait traiter le mal de vivre rampant, celui qui, au fil des ans, distend les amitiés, assoupit les amours, et parvient à son paroxysme à user les haines les plus vivaces, réduites dès lors à de modestes agacements.

Le Comptoir Philanthropique du Levant, promu maître d’œuvre des cérémonies, était tout entier mobilisé pendant les trois mois qui précédaient le signal de départ. A l’étage des fabrications, le stagiaire grec et moi-même suspendions le fonctionnement des urgences destinées à réparer les brûlures des rencontres amoureuses et la production des filtres correspondants. Des gamins, recrutés pour la circonstance, étaient envoyés de par la ville avec pour tâche de placarder d’énormes affiches en caractères écarlates sur les portes cochères, mettant en garde contre les amours de rencontre pouvant survenir pendant cette période, au cours de stations trop prolongées sous les auvents, aux fins de se soustraire au soleil, qui ; en dépit de la date, pouvait encore consumer les imprudents à la recherche de sensations fortes et surtout délictueuses en notre Orient prude. Les affiches avaient pour objet de dégager la responsabilité du Comptoir Philanthropique du Levant au cours de cette période. L’abstinence ainsi préconisée par lui avait véritablement valeur de carême et je ne connais pas de cas de transgression.

Les employés du Comptoir Philanthropique du Levant pouvaient ainsi se consacrer à l’organisation des opérations. La règle était que tous les habitants fussent appelés à quitter leur domicile pour en gagner un nouveau, désigné dans le cadre d’une gigantesque loterie mêlant l’ensemble des logements de la Cité. Quelques démagogues avaient bien proposé d’étendre cette obligation aux bâtiments administratifs, mais mon père n’avait eu aucun mal à juguler ces manifestations d’un gauchisme puéril : la perspective de voir les commissariats de police occuper les hôpitaux et ces derniers trouver asile dans les prisons eut tôt fait de concrétiser l’unanimité de notre population raisonnable contre les errements de ces utopistes irresponsables.

Les commis du Comptoir Philanthropique du Levant, dont les plus anciens, à la veille de leur retraite, avaient connu une dizaine de ces déménagements, maîtrisaient bien la procédure. Cela commençait par la loterie. Mon père, de son vivant, tint toujours à ce qu’elle se fît en recourant aux moyens homologués au moment de la création du rite et cela, quels que fussent par la suite les progrès techniques. Pour lui, faire confiance à l’amas de soudures en quoi consistait un ordinateur équivalait à poser sa tête sur l’étal d’un boucher en mal de marchandises. Pour notre Cité d’un million d’âmes, il avait donc fait confectionner quelque deux cent cinquante mille billets, portant tous l’adresse d’un logement, et dont il remplissait une fosse munie d’une soufflerie. Les billets dansaient ainsi en de gracieuses arabesques projetant devant nos yeux émerveillés l’image aérienne des rues de notre Cité chérie. Les enfants des maternelles, ne sachant pas lire, entraient alors dans cette piscine et attrapaient, chacun à leur tour, un billet, attribué à une famille à l’énoncé de son nom, lu par ordre alphabétique.

La loterie donnait bien sûr lieu à une fête grandiose, qui ouvrait la période consacrée. La population, massée dans les rues et informée par les hauts parleurs, attendait le verdict avec une angoisse mêlée d’une indicible excitation. Des explosions successives de cris de joie et de déchirantes lamentations suivaient l’énoncé des résultats. Telle riche famille se voyait reléguée à un HLM de transit, à de misérables immigrés pouvaient être attribués des hôtels particuliers, des amours illégitimes pouvaient se retrouver logées sur le même palier ce qui, à tout prendre, ne leur était pas vraiment avantageux…

Mais la tâche des commis du Comptoir Philanthropique du Levant ne faisait que commencer. Il leur revenait de réserver déménageurs et camionneurs, d’en échelonner la noria pendant deux bonnes semaines, de prévenir les services d’eau, de gaz et d’électricité, d’effectuer les démarches nécessaires auprès de la Sécurité Sociale, des crèches, des Impôts, des ASSEDIC…

Pour les habitants eux-mêmes, c’était le grand remue-ménage, celui des têtes et des cœurs. Le déménagement sonnait immanquablement l’heure de vérité, celle des révisions joyeuses ou déchirantes. On pouvait tout aussi bien profiter du changement de domicile pour lâchement mettre fin à une liaison devenue pesante, qu’y trouver matière à conforter des projets de vie demeurés jusqu’ici à l’état de prudentes ébauches.

Certains se comportaient à cette occasion comme des insectes : ils muaient littéralement, abandonnant en même temps que la défroque de leurs désirs affaiblis les signes d’appartenance à un passé devenu trop lourd : meubles, livres, portraits, photographies disparaissaient ainsi sans laisser d’autres traces que celles d’un deuil accepté, assumé, souhaité. La ville embaumait la senteur des autodafés où se consumaient, dans des mélanges ambigus, les restes encombrants de dangereuses mémoires.

Peu à peu, au cours de ces deux semaines, un climat de surexcitation envahissait les rues. Les gens s’abordaient, se congratulaient, se plaignaient, faisaient connaissance, échangeaient adresses et invitations. La ville se prenait à ressembler à un verger qui, soumis à une coupe sévère à la fin de l’hiver se met, le printemps venu, à rejaillir en pousses vigoureuses porteuses d’une nouvelle jeunesse.

On entrait alors dans la troisième et dernière semaine, celle qui précédait le printemps. Mon père présidait aux cérémonie clôturant les opérations. Selon le rite, mon oncle, habituellement enchaîné à sa machine à calculer, dans son bureau du Comptoir Philanthropique du Levant, s’en voyait libéré et promu à la dignité de Pharaon. Pendant sept jours, nous étions tous employés au Comptoir Philanthropique du Levant à fabriquer des Plaies diverses : sang, sauterelles, grenouilles, grêle, que sais-je encore, dont nos émissaires inondaient chaque nuit la ville. Le dernier jour, tout le monde se rendait en procession au barrage dont les écluses fermées durant les semaines précédentes avaient retenu l’eau de notre fleuve. Mon père prenait la tête de ses ouailles et franchissait ainsi à sec le lit du cours d’eau réduit à un mince filet. Mon oncle s’engageait alors à la poursuite des fuyards, brandissant un sabre recourbé mais, au signal de mon père, nous ouvrions les écluses. Ainsi, tous les quatre ans, périssait un de mes oncles. C’était la manière de mon père de les punir de rencontrer, certes par inadvertance, mais trop souvent à son gré, ma mère sous les auvents des portes cochères.

Avec ce drame prenait fin le déménagement. La traversée du fleuve, effectuée sans se retourner, signifiait que la population abandonnait, sans esprit de retour, les habits d’un passé révolu. Une fois de plus, le Comptoir Philanthropique du Levant justifiait la réputation de ses services : grâce à lui, notre ville renaissait encore et toujours plus jeune.

Ce temps n’est plus. J’ai fui notre Cité, mon père et mes oncles, eux aussi, ne sont plus. J’habite à présent dans des villes où, faute d’avoir su créer un Comptoir Philanthropique, les déménagements bissextiles n’existent pas. Les habits du passé ne quittent plus désormais ma peau, privée de mue, transformée en un tenace parchemin porteur de signes accusateurs. Parfois, cependant, il m’arrive d’aimer à nouveau. Alors,…

Je rêve d’un chemin de brume,
Et dans ma gorge, comme un cri
Se noue, et de ma vie allume
Les vieux débris du manuscrit.


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